Je suis perturbé.
Du moins, je me sens bizarre depuis ma sortie de ce livre.
Trois jours déjà et ça ne passe pas.
Pourtant, je ne m’en fais pas, car ce léger malaise cohabite avec un pur bien-être.
J’aime ce livre, c’est un fait. Et je l’aime sans doute parce que, justement, il me dérange.
Mais quoi dire, à présent, alors que le trouble en moi persiste ?

Tiens, commençons par l’auteur. Claudio Morandini est connu en Italie. Je l’ignorais et j’aurai joie à découvrir ses autres écrits. (Saluons d’entrée la qualité de la traduction de Laura Brignon qui participe activement à rendre évidente la prose de l’écrivain transalpin).
A propos de prose, je ne peux me retenir de percevoir dans ce livre comme l’héritage – en filigrane – de l’ironie d’un Buzzati (celui du K, notamment) et surtout de l’étrangeté qui habite l’œuvre d’Italo Calvino. Mais, soyons clair, c’est un compliment. Loin de moi l’idée d’évoquer la moindre volonté d’imitation. Morandini est Morandini. Et c’est parce que je pense qu’il en est le digne héritier que j’établis ce lien de filiation.
Tentons à présent d’entrer dans le propos. Et faute de savoir le définir simplement, approchons-le, entourons-le. Choses, bêtes, prodiges, titre on ne peut plus énigmatique dont on joue progressivement à deviner le lien avec ce qui nous est conté. L’auteur nous donne quand même comme un semblant de rampe narrative. En effet, chaque fragment (pas à proprement parler des chapitres) relate des faits échelonnés au fil du temps. Le narrateur se raconte depuis son enfance jusqu’à une période avancée de l’âge adulte, celle où l’on élève ses enfants, celle où l’on perd ses propres parents. Mais cette temporalité n’est pas régulière, l’auteur choisit de faire raconter au narrateur certains moments précis de sa vie, certains tableaux. Un peu comme dans une galerie d’exposition. L’action est située vaguement. Les lieux sont décrits mais pas nommés. On devine (ou pas) une zone à l’extrême est de l’Italie du nord, région faite à la fois de hautes montagnes et de plaines marécageuses dans le delta du fleuve Pô. Tout cela reste flou.
Mais cette identité approximative et morcelée du temps et des lieux va de pair avec une description clinique, chirurgicale des choses, des bêtes, des prodiges… et des sentiments, des émotions, des pulsions et des pensées les plus enfouies. Le narrateur – Cosimo – à la fois nous induit et nous entraîne à notre insu dans un parcours vers des zones étranges qui font entrevoir des abîmes. Le recul – et à la fois l’incision – de son regard sur le monde des vivants et des morts met en lumière des monstruosités invisibles a priori. Les premiers récits consacrés à l’enfance nous préparent à ce regard décalé. On rit et on se détend, croyant que tout le livre va revêtir cette atmosphère ludique. Mais c’est pour mieux nous surprendre, pour nous prendre au dépourvu par la suite. Le narrateur alterne ainsi entre scènes drôlatico-ironiques et récits oniriques qui virent parfois au cauchemar.
La bêtise, l’ignorance, l’étroitesse d’esprit ne sont pas épargnées. L’enfant qui a grandi pose un regard froid et détaché sur sa cellule familiale malade, comme sur toute pathologie névrotique provoquée par une société hyper normée. L’enfant qu’il était ressentait déjà l’incohérence et le pathétique de la sphère adulte. Il voyait le mal et il en souffrait. Mais il étouffait sa douleur et sa révolte car il ne voulait pas contribuer à ce mal. Mais ça n’était pas si simple. Et dans son silence, il s’attribuait le don de magnifier ou de détruire par la simple force de son regard. Le bien et le mal cohabitent, on le sait. Et ce livre nous ramène à cette inconfortable pensée.
Le prisme au travers duquel ces fragments de vie nous sont contés est celui d’une enfance que l’auteur a conservé en lui. Et par un procédé alchimique qui lui est propre, ce dernier parvient à faire coïncider l’expression d’un réalisme cru avec un univers ou règne l’indicible, l’impalpable et le sacré.
Un univers baroque où l’auteur exprime une angoisse – la sienne aussi, sans doute. Il nous confit en outre sa préoccupation pour les générations à venir. Entre les lignes, il nous questionne. Que faire face à l’insupportable de la condition humaine ? Quel refuge s’ouvre à nous ? La prison faussement sécurisante des dogmes et des superstitions ? La fuite vers les univers parallèles ? La tentation de la toute puissance ? La réclusion ? L’indifférence ? Ou alors – et ce n’est pas un conseil mais une fatalité – s’abandonner, comme il le fait, à tous les possibles du monde et vivre en poésie ?

(Patrick Auzet-Magri, Les Automn’Halles, Festival du Livre de Sète)

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