La grande solitude dans la montagne

Un vieux fou et un chien bavard au creux d’un vallon pierreux: une superbe histoire de survie et de mort dans les Alpes italiennes

En italien, le titre du roman de Claudio Morandini, Le chien, la neige, un pied sonne comme une comptine: Neve, cane, piede. Ce livre en a le rythme, la rapidité et la cruauté sous-jacente. De la neige, il y en a en quantité, en amoncellements, en tempêtes, en avalanches, protectrice et menaçante. Le chien est l’un des deux personnages majeurs du drame. Dans le rôle difficile de l’animal parlant humain, il est parfait, bavard, malin et sympathique, un vrai Rantanplan, chien de bout en bout. Le pied ne surgit que vers la fin.
Le décor de Le chien, la neige, un pied pourrait servir pour un roman de montagne de Ramuz, mais la tonalité est bien différente. Adelmo Farandola vit dans un vallon pierreux, hostile, coupé du monde pendant de longs mois d’hiver. Il l’a choisi, échangé contre une valise de billets qui moisissent à l’étable et une combe voisine, plus riante où s’est édifiée une station de sports d’hiver. Quand des randonneurs s’approchent, il leur lance des cailloux et des imprécations. En été, il les fuit encore plus haut, au bord de l’abîme.

Il y a des récits silencieux comme des cailloux et des récits qui parlent comme des arbres ou de petits animaux.
(Giuliano Scabia, , cité p. 131)

Mémoire en vadrouille

Ce matin d’automne, Adelmo Farandola descend d’un pas pressé vers le village. Il s’agit de faire des provisions avant la neige. Dieu sait si le vieux déteste ces équipées qui l’obligent à prononcer des mots, à affronter des humains. L’épicière est surprise: a-t-il oublié quelque chose la dernière fois, il y a peu de jours? Dans sa solitude farouche, l’homme a la mémoire qui s’embrouille. Sur le chemin du retour, un chien se colle à lui.
Il tente de le chasser, en vain: «Il aime la solitude – et même, elle est vitale pour lui. Mais il s’est attaché à ce bâtard, et quand ce dernier s’en va, il sent mourir quelque chose en lui, et le temps se dilater jusqu’à presque cesser de s’écouler, et l’espace de cette cuvette étroite s’étendre jusqu’à devenir un désert immense, et sa personne rapetisser dans ce désert jusqu’à devenir une fourmi, un ver. Et il suffit d’un chien pour le mettre dans cet état.»
On comprend qu’il se soit protégé des humains, des femmes surtout. Ce vieux fou sent bien que quelque chose ne va pas. Il pense que c’est à cause des lignes de haute tension au village qui, dans sa jeunesse, lui ont grillé le cerveau. Mais peut-être étaient-ce les mois qu’il a passés dans la montagne pendant la guerre à fuir l’ennemi, les longs séjours dans les boyaux de la terre, dans l’utérus d’une mine désaffectée, avec le froid et la faim pour interlocuteurs.

Précision

Désormais, la marginalité d’Adelmo Farandola est reconnue par tous. Il la protège avec une aura de saleté et d’odeurs dont la richesse plaît beaucoup au chien: il ne se lave ni ne se déshabille plus jamais. Sur de tels détails organiques, Claudio Morandini est très précis mais jamais pénible ni complaisant: il aime son vieux, il en a connu des comme lui, il le regarde vaquer dans ses éboulis, comme l’observerait un rapace, ou une souris dans la baraque, quand la neige fait craquer le toit.
Le troisième personnage du drame est le garde-chasse, un jeune homme poli et bienveillant. Il guette le vieux depuis un moment, il le soupçonne de braconnage, à raison. Il voudrait convaincre ce vieil anar de rejoindre le village pour l’hiver, mais pas question. Le dialogue du chien et de l’homme prend tout son sens pendant les mois où, enfermés sous des tonnes de glace, ils ne peuvent mettre le nez dehors et luttent contre les peurs délirantes, la paranoïa et les gargouillements de la famine: le vieux est habitué à l’abstinence mais le chien est un chien, il ne pense qu’à manger, et les provisions n’étaient prévues que pour un seul estomac.

Avalanche

Quand enfin, à bout de forces, les deux peuvent respirer l’air du premier printemps, révélé par la fonte des neiges surgit le pied. D’où vient-il, à quel corps appartient-il et qu’en est-il de ce corps? Une avalanche l’aurait-elle écrasé? Ou alors quoi? La mémoire défaillante du vieux lui fait souci. Il se rappelle vaguement un garde-chasse, une menace diffuse. Le chien est intéressé par les effluves mais troublé. Les insectes et les oiseaux au réveil se réjouissent du festin.
Dans une fin hallucinée, Adelmo Farandola tente d’abord d’alerter le village, puis se repent et fuit, loin, loin dans la montagne, vers l’oubli définitif, vers sa jeunesse, dans un ultime dialogue avec le propriétaire du pied. Quant au chien, abandonné, «il ne parle plus, il se comporte comme un chien et c’est tout, pour apitoyer son vieux camarade». Dans un dernier chapitre, Morandini raconte «l’histoire de l’histoire», son origine dans la réalité, «une petite aventure de rien du tout» dont il a tiré un bref chef-d’œuvre.

(Isabelle Rüf, Le Temps)

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