Déjà ce titre : Neve, Cane, Piede. Et tout est dit. La neige qui arrive. Le chien, rencontre de hasard. Le pied enfoui sous la neige. Le pied par qui le drame advient.
Ce que nous dit Claudio Morandini ? À  l’origine du récit, il y a cette improbable rencontre. Un moment, plutôt. Un moment et ce vieil homme et son chien croisés sur un sentier de randonnée. Un de ces moments où le temps semble s’arrêter. Qui n’a l’air de rien mais revient, encore et encore, hanter l’esprit. Curieuse ritournelle. J’ai perçu cette histoire comme une sorte de défi – de ceux qui ne comportent aucun risque sérieux. Comme un epos saisissant et cruel, de peu de mots, de peu de gestes répétés, d’efforts, de soleil à pic et de ténèbres soudaines, de gelées et de boue, un combat quotidien contre les bêtes et les pierres. Et voilà comment naît Neve, Cane, Piede. Le chien, la neige un pied.
Mais d’abord, il y a l’homme. Adelmo Farandola. On le rencontre alors que l’automne approche et qu’il quitte sa masure isolée en fond de vallée pierreuse pour descendre au village compléter ses provisions pour l’hiver. Une visite annuelle, une question de survie. De la viande, du vin, du beurre. Il lui faut s’approvisionner avant que la neige ferme les sentiers, l’enferme dans son cocon. C’est qu’Adelmo vit loin du monde. Il s’en est retiré volontairement, il y a bien des années. Là-haut, du côté des alpages, il vit seul avec lui-même. Et cette compagnie lui suffit.
Simplement l’âge vient. Adelmo a de ces absences. Il était déjà au village la semaine passée ? Il a oublié. Mais il sent bien que quelque chose ne tourne pas rond. Sa mémoire flanche. Quelque chose qui ressemble à de la peur gagne. Insidieusement. Oui mais, voilà le chien. Un vieux chien qui n’est d’aucune race, langue pendante, yeux vairons grands ouverts et oreilles basses.  Et Adelmo le garde. Il se cherche des excuses. Se convainc parfois même. Le chien est cette présence, autre, ce lien au réel, cet ami à qui parler. Un jour, il répond. Claudio Morandini fait de la bête L’interlocuteur. Au point qu’on ne sait plus. Qui est animal, qui est humain ? Les frontières sont ténues et le chien sympathique. C’est qu’il a l’âme d’un sauveur, même s’il ne peut plus grand-chose en réalité. Alors aux côtés d’Adelmo il se laisse enfermer par l’hiver. La neige a entièrement recouvert la cabane et pèse en silence sur toute chose. A présent, il est vraiment impossible de sortir. L’intérieur du chalet a glissé dans la pénombre de l’hiver . Puanteur, obsessions. L’hiver avance et le chalet s’emplit d’ombres et de fantômes. Avec eux, la faim. Enfin, la neige commence à fondre. L’homme et le chien sortent. Ce sont les premières heures du dégel. Et de la neige surgit le pied.
Avalanche, meurtre, accident ? À qui est le pied, comment est il arrivé là ? Un garde chasse. Adelmo se souvient du garde-chasse.  Pour le reste, il ne sait plus, oublie, confond, mélange ; Sa mémoire fuit. Il court au village. Personne ne l’écoute. Il revient. S’affole. Le chien ne lui est plus d’aucun secours. Et le voilà en route, un cadavre accroché au corps, vers les anciennes mines de manganèse qui truffent la montagne. Celles dans lesquelles il s’est caché pendant la guerre, au fin fond de boyaux obscurs. Et vers lesquelles il revient.

Le texte est court, brutal, poignant. L’écriture incisive, dérangeante. Et le tableau esquissé du genre inoubliable. Ce passage, quand Morandini raconte la crasse sur ce vieillard qui depuis trop longtemps a renoncé à se laver. C’est ignoble, de précision, de minutie, de réalisme. L’homme se dresse juste là, et avec lui, son odeur, sa sauvagerie. Avant que la montagne s’ouvre, et se ferme à la fois, dans une sorte de jeu à tiroir d’isolements successifs. Au fond de la vallée, dans le chalet, sous la neige, sous terre, et dans la tête d’un homme. Tout ça, sans rien de superflu, sans rien de contrefait. L’essentiel, et sa folie douce-amère. Un roman saisissant, tout à la fois drôle, triste et sans issue.

(Julie Coutu, Julie à mi mots)

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