Métaphysique montagnarde

AVEC DÉLICATESSE ET HUMOUR, CLAUDIO MORANDINI CONSTRUIT UN RÉCIT PHILOSOPHIQUE AUTOUR DE LA FIGURE D’UN ERMITE ET D’UN CHIEN.

Des monstres plus minéraux qu’animaux », c’est ainsi que Claudio Morandini, dans un épilogue en guise de postface, décrit les ermites des montagnes. Des êtres dépenaillés, hiératiques, que l’on peut encore parfois croiser au détour d’un chemin dans quelque vallée perdue et décidément caillouteuse des Alpes, loin de tout bucolisme. Comme s’ils pouvaient, par pur mimétisme, se confondre avec la roche qui les entoure.
C’est ce qui est arrivé à l’écrivain italien et ce qui l’a poussé à écrire ce roman subtil. Un drôle de type accompagné d’un chien galeux lui a jeté des cailloux pour l’éloigner. Encore qu’il soit difficile de ne pas trouver un peu superflue cette explication finale de texte. A quoi bon tout réduire à une petite anecdote, quand l’auteur démontre ample­ment qu’il n’en a nul besoin ? Car Le Chien, la neige, un pied  a d’abord l’autonomie d’une fable, dont tous les éléments sont à la fois définis et génériques : ce chien y est tous les chiens, cette neige toutes les neiges, et ce pied – quand bien même macabre, puisque c’est celui d’un mort – vaut pour tant d’autres pieds. D’ailleurs, le défunt propriétaire de ce pied n’est pas forcément celui que l’on croit ; du moins, pas celui qu’Adelmo Farandola, l’ermite de notre fable, s’imagine qu’il est. Mais il a la mémoire qui flanche et vit dans une brume où le temps s’effiloche et se retourne sur lui­même. Il n’est guère lucide, mais la lucidité, dans son monde, n’a pas cours. Passé et présent se confondent ; les temps lointains de la guerre – où il fallait fuir jusqu’au fond des grottes les plus étroites la menace des hommes armés qui prétendaient nous tuer – s’avachissent parfois de tout leur poids sur l’instant présent. Pris dans cette nature à la fois encaissée et trop grande pour l’homme, il se laisse aller au vertige : « Il a toujours aimé se pencher au-dessus des pré­cipices et éprouver la sensation d’être soudain vidé que procure le vertige. Surtout, il aime sentir le vide qui s’ouvre devant lui écraser ses testicules, les sentir aspirés par ce gouffre d ‘air, par les lignes de fuite effarantes qui se précipitent vers les vallées. »

Tant ou plus que la décision de s’isoler de la rumeur du monde, l’ermite incarne un idéal d’affranchissement du temps, ou un aplanissement de celui-ci, dans une perpétuation du même, rythmé par la ré­pétition inébranlable des saisons. Ce qui, dans un milieu austère et par nature hos­tile, prend une importance déterminante. Et de toutes les saisons, c’est bien entendu l’hiver qui règne en maître et assied son pouvoir, représenté par une dense couche de neige. Ainsi ne reste-t-il à Adelmo d’autre option que de se cloîtrer des mois durant dans son très inconfortable chalet en grosses pierres qui, à quelques mètres près – n’était la sagesse ancienne de ceux qui le construisirent -, serait facilement em­porté par une avalanche. Ce genre d’avalanche qui, précisément, fera surgir, une fois le printemps venu, ce pied sans vie, bleui de froid, émergeant de la glace. Un pied qui pourrait bien pousser notre er­mite à rechercher un isolement encore plus drastique, jusqu ‘au point, peut-être, de non-retour.
En attendant, Adelmo a rencontré un chien qui l’accompagnera tout l’hiver, en­fermé avec lui entre quatre murs, parta­geant ses maigres et douteuses provisions, jusqu’à leur épuisement prématuré. Notre homme, c’était fatal, a fini par s’attacher à « ce bâtard ». Et lorsque le chien n’est pas là, « il sent mourir quelque chose en lui » et « l‘espace de cette cuvette étroite s’étendre jusqu ‘à devenir un désert immense et sa personne rapetisser dans ce désert jusqu’à deve­nir une fourmi, un ver ». Comme dans les contes métaphysiques, l’homme et le chien ne cessent d’échanger. Leurs dialogues, vifs et concis, apparentent la surdité mutuelle pour mieux s’envoyer des piques, des sail­lies qui font mouche. S’y résument les qua­lités de ce livre drôle et profond, dont la simplicité n’est qu’apparente.

(Guillaume Contré, Le matricule des anges, mai 2017)

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