Les Pierres, de Claudio Morandini

Par Claudio Morandini

Le chien, la neige, un pied racontait à la troisième personne une histoire en noir et blanc, avec deux ou trois personnages, une prévalence du présent, une longue partie centrale statique, etc. C’était un livre caractérisé par des démarcations bien définies. J’avais envie de sortir de ces limites pour écrire une histoire chorale, polyphonique, peuplée par un grand nombre de personnages, pleine de couleurs, dynamique dans l’espace et surtout dans le temps. Voilà donc ce qui m’a conduit à écrire Les Pierres : donner une autre vision de la montagne.
Les Pierres raconte les aventures d’une communauté de paysans dans un village imaginaire, qui n’existe pas, mais qui pourrait exister du côté italien des Alpes, dans le Piémont, par exemple. La brillante traduction de Laura Brignon a permis à mes villageois de se transférer sur le côté français des Alpes, car elle a trouvé des expressions très colorées pour traduire les locutions de mes personnages, qui autrement auraient été incompréhensibles ou trop bizarres.

La voix qui raconte est une voix collective, la somme des voix des villageois qui continuent à se répéter, le soir, dans les veillées, les histoires qui concernent leur vie et celle de leurs ancêtres, et surtout l’histoire de leur relation avec l’autre communauté de la vallée : celle des pierres.
Le nous qui raconte, et devient parfois un je, est collectif, totalisant, et si on peut par moments y distinguer des personnalités et des façons de communiquer différentes, il reste compact. C’est un nous adulte, qui représente aussi la mémoire vivante de la communauté, toujours alimentée dans les veillées. Chez Ramuz, par exemple, cette narration collective s’exprime souvent à travers l’impersonnel : « on va », « on fait », etc. En italien ce n’était hélas pas possible, et surtout pas efficace. C’est pour ça que je me suis contenté du nous – mais le « on » est finalement apparu dans la version française de mon roman.
Oui, les pierres forment une sorte de communauté dans la vallée : si leur origine s’explique par des caractéristiques géologiques très particulières, le mystère de leur hyperactivité reste entier. Confrontés à cette cohabitation forcée, insensée, les hommes ne voient pas d’autre solution que la fuite : ils s’échappent dans des migrations de plus en plus accélérées, en haut, vers les alpages de Testagno, et puis en bas, vers Sostigno, parce que les pierres sont partout, en haut et en bas, et envahissent leurs habitations, leurs champs, leurs vies. En même temps, ils essayent d’expérimenter une sorte de familiarité avec les pierres : les enfants jouent avec elles, les adultes cherchent à les présenter comme une attraction touristique ou économique, sans y réussir vraiment. La promiscuité avec les pierres les force à trouver des solutions invraisemblables, souvent comiques – pour les lecteurs, surtout.
Il faut imaginer ce roman comme une sélection, un florilège des discours des paysans. On y trouve souvent des formules comme « mais lui ou ça, on en parlera à une autre occasion, ou plus loin ». Et souvent on n’en parle plus jamais. L’obsession affabulatrice des habitants de Sostigno naît du besoin de trouver une explication aux phénomènes qui les entourent. C’est pourquoi ils racontent sans arrêt les mêmes épisodes, chacun à leur manière : raconter, c’est déjà donner une sorte de sens.

On parle du paysage des montagnes comme d’une mer tempétueuse pétrifiée, dans laquelle les reliefs sont des vagues immobiles. Une vision un peu romantique, à mon avis, un peu Sturm und Drang, un peu « huile sur toile ». J’ai voulu donner du mouvement à ce paysage, de l’instabilité : car les montagnes ne sont pas immobiles, ce panorama n’est pas immuable, il est en mouvement perpétuel, il s’effondre, il glisse, il se gonfle aussi, il passe de mouvements très lents à des mouvements traumatiques inattendus. Si vous allez vous promener en montagne, vous vous rendez compte que le vrai paysage alpin est chargé, couvert de pierres, et que la couleur dominante n’est pas le vert des pâturages, ni le blanc des neiges et des glaciers, mais plutôt le gris des rochers, le noir, le marron.

Pour Le chien, la neige, un pied, je me suis appuyé sur le souvenir rassurant de quelques photogrammes de La Ruée vers l’or de Chaplin. Pour Les Pierres je suis plutôt parti d’une séquence célèbre d’un film de Buster Keaton, Les Fiancées en folie, dans laquelle Keaton échappe à une foule de fiancées et finit par courir entouré par des cailloux, puis des pierres, puis des rochers, tous parfaitement sphériques. Il y avait là tout ce que je cherchais : mouvement, surprise, frissons, extravagance, un climax étrange, jouant sur la multiplication et le gonflement, à la Ionesco, disons, de l’humour, une certaine nonchalance à l’égard de l’absurde.
Il y a aussi le souvenir d’un vieux film de science-fiction que j’avais vu à la télé quand j’étais tout petit, La Cité pétrifiée, de John Sherwood : de gigantesques cristaux extraterrestres envahissaient toute une vallée, en se multipliant au contact de l’eau. Ces monolithes étaient bien plus terrorisants que les modestes monstres martiens des films de série B que j’admirais quand j’étais enfant ; leur conduite surtout était incompréhensible, et tout cela me fascinait.
Et si on veut continuer avec les clins d’œil au cinéma, je pourrais aussi dire que certains personnages sont imaginés avec les traits de certains acteurs. Par exemple, j’ai imaginé Pépé Ramaglia comme une espèce de Louis de Funès, surtout dans la scène de la colère, où il détruit des pierres en représailles, et par-ci par-là on devine dans la foule des paysans un Bourvil ou un Fernandel… Le vieil Adelmo Farandola, le héros intraitable du Chien, était lui aussi un De Funès vieux et malade, plus vieux et plus malade que dans La Soupe aux choux.
Sur la quatrième de couverture du livre en français, l’éditeur cite Les Oiseaux de Hitchcock, un film que j’adore et que je connais par cœur, mais auquel je n’ai pas pensé quand j’ai écrit ce roman. Pourtant, le film et mon roman ont en commun l’idée angoissante d’une rébellion inexplicable, l’impossibilité de comprendre les codes, de pouvoir cohabiter. Dans mon livre, le sentiment d’impuissance est aggravé par le fait que nous parlons de pierres, d’objets qui devraient être inanimés, de minéraux sans vie. Mais voilà, il n’y a pas de drame, ou de mélodrame dans les réactions collectives ou personnelles des personnages.

Je me considère avant tout comme un écrivain humoriste. Le mélange de curiosité, de goût pour la surprise, d’exaspération et de mécontentement que j’ai développé en vivant toute ma vie à l’ombre des montagnes m’a naturellement conduit à l’humour – ou à une vision tragique, mais je préfère l’humour. Imaginez un roman de Ramuz écrit par un humoriste, par Goscinny, par exemple. Vous y trouverez une façon de regarder les choses comme personne ne les a encore regardées, l’élan de découvrir ce qu’il y a sous les pierres, le goût du paradoxe. À la montagne, on affine ce goût, les perspectives sont trompeuses, on monte et on a l’impression de descendre, comme dans une gravure d’Escher ou de Piranesi.

À mon avis, le fantastique est une extension du réalisme. On ne doit pas imaginer des mondes extraordinaires, on doit tout simplement dilater avec l’imagination ce que les sens perçoivent. Ou mieux encore, on doit observer minutieusement, comme le Palomar de Calvino, ou comme en général tous les personnages de Calvino. Je vous confie un petit souvenir de ma jeunesse : Calvino avait édité une anthologie de textes de lecture qu’on utilisait à l’école primaire, quand j’avais onze ans. Cette anthologie présentait aussi la célèbre page de Robbe-Grillet, la description d’un quartier de tomate (un choix surprenant, très audacieux, mais tout à fait logique). Eh bien, nous étions tous fascinés par cette page si étrange. Nous, gamins, on ne voyait pas la description objective sur cette page, mais plutôt une vision fantastique. Cette tomate devenait une présence inquiétante, car au lieu de nous éclairer, l’excès d’éléments descriptifs finissait par nous tromper et transformait l’objet, le rendant méconnaissable à nos yeux.
Mais revenons aux pierres. Si on se concentre en regardant des pierres en montagne, les pierres vont basculer. Si vous êtes entourés par les rochers, voilà qu’ils révèlent peu à peu des expressions, des grimaces, tout comme les nuages. On appelle cette façon d’humaniser tout ce qui est inhumain la paréidolie. Mais cette explication ne suffit pas, car on peut apercevoir un vrai mouvement dans les objets inanimés, on peut soupçonner dans les objets une inquiétude qui ne dépend pas de nous, qui n’est pas une imitation ou un reflet ou une extension de nos inquiétudes, mais plutôt une pulsion autonome, une vibration primordiale, qui existerait aussi sans notre présence, et qui peut-être ne nous perçoit même pas.
Ce genre de conte fantastique a besoin de temps pour s’épanouir et se développer. Le lecteur ne doit pas avoir hâte d’arriver à la révélation, à l’épiphanie : car il n’y aura peut-être aucune révélation, aucune épiphanie. Il y a une certaine lenteur, un goût pour la digression et la tergiversation, pour les pauses, pour les dépistages… L’élément fantastique progresse, mais à sa façon, sans être pressé, il accumule petit à petit des écarts minuscules, puis d’autres moins négligeables, puis d’autres encore plus visibles. Dans mon roman, on part d’un peu de sable dans une pièce, et on arrive à toute une vallée qui s’anime et à des montagnes toutes entières qui bougent. Ce mouvement progressif n’est pas perceptible, on ne peut le remarquer qu’en parcourant en tous sens le cycle entier par la mémoire, en l’étudiant à une certaine distance, en le racontant. Et raconter aussi demande beaucoup de patience, de temps, car les histoires doivent être « racontées avec soin, sans se presser, et sans vouloir démontrer quelque chose à tout prix ».

Quoi qu’il en soit, les mésaventures racontées dans Les Pierres ne sont pas si insolites. Les chroniques locales parlent quelquefois de situations similaires, c’est-à-dire de poltergeist alpin, d’invasion d’une maison ou d’un chalet par des pierres. À la fin du livre, je cite dans l’apostille la page tirée de L’Histoire populaire, religieuse et civile de la Vallée d’Aoste écrite par un érudit de ma région, l’abbé Henry, qui parle des « pierres frappantes d’Issime », un village du Val d’Aoste, et qui m’avait impressionné quand moi-même, adolescent, je me considérais comme un érudit. C’est vraiment une belle page, très vive, cachée dans une œuvre assez ennuyeuse. Dans la chronique de l’abbé Henry, un homme qui avait bien peu de doutes, une simple séance d’exorcisme suffit à résoudre le problème – tandis que dans mon livre, qui s’inspire très génériquement de l’affaire d’Issime, il n’y a aucune solution, aucun exorcisme, ni aucune explication du phénomène. Aucune explication ou trop d’explications, c’est la même chose.

(Claudio Morandini, La Bibliothèque italienne)

 

  • Share on Tumblr