La montagne décidément n’a rien à voir avec la plaine. Une histoire d’altitude peut-être, en tout cas on n’y parle pas la même langue. Sur les hauteurs, c’est toujours un peu l’inconnu qui domine. Claudio Morandini en sait quelque chose, lui qui, en fidèle arpenteur littéraire du Val d’Aoste, accorde aux personnages de ses récits une étrangeté que l’on peut retrouver de l’autre côté des Alpes chez un Max Frisch ou un Friedrich Dürrenmatt. Il faudrait ajouter à cette comparaison un peu cavalière l’humour car, en montagnard aguerri, l’écrivain italien mélange avec plaisir les registres: l’ironie aime côtoyer le drame, et le fantastique s’invite au coeur de la réalité. Son dernier roman dose avec minutie le mélange de ces oppositions. Le dosage requiert un certain doigté puisque le livre commence sous les auspices de l’instabilité. La montagne bouge, elle s’effondre. Ici, il ne pleut pas continuellement comme dans l’Homme apparaît au Quaternaire de Frisch, ce sont des cailloux qui s’abattent sur deux villages d’une vallée non repérée sur les cartes, Testagno et Sostigno, respectivement le hameau du haut et celui du contrebas. Le narrateur, sous les traits d’un habitant, raconte cette lente dégringolade dont les villageois hésitants attribuent le déclenchement à l’arrivée d’un couple de retraités venu de la ville vivre au grand air des sommets. C’est dans leur salon progressivement envahi par les pierres que commence le conte. A partir de ce moment, elles vont apparaître partout, s’immiscer dans les maisons, les jardins et les granges. Charlatans, touristes et scientifiques se précipitent, attirés par le spectacle. Les explications valsent, les deux retraités servent un temps de boucs émissaires mais face à l’ampleur de la situation, une partie des paysans plie bagage. Ceux qui restent s’efforcent de répondre aux questions des géologues, mais les uns comme les autres ne se comprennent pas. On les laisse donc à leur sort, à ce «monde en morceaux» qui est devenu le leur et apparemment le nôtre.

(Bertrand Raison, Revue des deux mondes, octobre 2019)

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