Les bergers. Ils s’appelaient, communiquaient entre eux, certainement à de grandes distances. Les alpages étaient loin de Crottarda, il fallait grimper sur des kilomètres pour gagner les premiers plateaux où ces hommes solitaires passaient l’été à pâturer et à engranger de la chaleur pour le reste de l’année. Et leurs chalets étaient sans doute très éloignés les uns des autres, s’ils étaient obligés de converser de cette manière pour se demander comme ça va, quel temps il fait, qu’est-ce que tu racontes, quoi de neuf.
Ainsi, je rêvassais dans mon coin, jouant seule à l’angle de la placette du village où le soleil s’attardait un peu plus tiède, jamais chaud.
Il devait falloir une bonne dose de patience, pour arriver à émettre ces sons insolites, et des années d’apprentissage.

Claudio Morandini, Les Oscillants (traduit de l’italien par Laura Brignon), Anacharsis Éditions

La narratrice, étudiante en ethnomusicologie, s’installe pour quelques semaines à Crottarda, un village de montagne, profondément enclavé dans une vallée quasiment privée de lumière où elle a séjourné, l’été, durant son enfance. Elle garde souvenir de chants que s’adressent les bergers depuis les hauts alpages : des chants purement musicaux, modulés, dont les notes composeraient une sorte de langage qu’elle souhaiterait étudier. Très vite, la narratrice est plongée dans un monde suspendu et incertain, un village mangé d’humidité et de moisissures où les habitants entretiennent des folklores archaïques, où les mentalités sont à la fois facétieuses et hostiles. Crottarda vit tassée dans ses boues, entretenant une rivalité sans pitié avec Autelor, village baigné de lumière situé au-dessus de la vallée.
J’arrête là le résumé de ce remarquable roman, il faut l’aborder sans trop en savoir, il faut se laisser porter par la beauté de cet univers atemporel, garder intacts certains étonnements. J’ai découvert Claudio Morandini avec « Les pierres » (publié chez le même éditeur), j’avais été fasciné par la manière dont l’auteur sait créer un univers à la fois familier et oblique, inquiétant et parfois grotesques. Lire Morandini, c’est entrer dans un monde où l’on ne sait distinguer la fable du réel, la métaphore du littéral, c’est toujours gratter l’apparence des choses pour atteindre des minéralités profondes, c’est accepter de perdre pieds aussi, tout en suivant une histoire qui sait tenir le lecteur en haleine. Le fantastique, chez lui, n’est jamais clinquant, n’est jamais un but en soi, c’est une hypothèse dans laquelle se reflètent les travers de notre monde.
Splendide, je dis.

(Eric Pessan, facebook)

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