Silences et attentes quelconques

Avec ce « roman » singulier, l’écrivain italien Claudio Morandini poursuit l’exploration d’une double thématique déjà présente dans Le chien, la neige, un pied et Les oscillants (traduit par Laura Brignon, Anacharsis, 2017 et 2021) : celle des formes du silence et de l’attente, vus comme éléments fondamentaux de notre rapport au monde. Catalogue des silences et des attentes (Catalogo dei silenzi e delle attese, Bompiani, 2022) est d’ailleurs le titre original de Choses, bêtes, prodiges. Silences et attentes suscitées par le comportement des « autres » caractérisent en effet l’attitude de Cosimo face à une « réalité » souvent… déroutante : onirique, fantastique, apocalyptique !

Rendre compte d’un texte de Claudio Morandini ne peut se dispenser d’une réflexion sur son titre – présentement, la juxtaposition de trois noms communs d’une banalité générique totale pour les deux premiers, banalité qui se heurte au pluriel « prodiges ». Une juxtaposition équivalente (avec variation dans l’emploi des articles) que l’on trouvait dans le roman précédent. Une marqueterie sémantique qui se retrouve dans la succession «  à sauts et à gambades » des quatre parties et des chapitres dont les titres sont, eux-mêmes, énigmatiquement porteurs de thématiques pour le moins hétérogènes ! Par exemple, la partie II intitulée « Dans le delta » inclut six chapitres : « La montagne, toujours », « Le delta », « Mais on parlait du cochon », « Le point d’interrogation », « Hématomes », « Sur les toits d’ardoise ». 
Le lecteur aura quelque mal à trouver dans cette succession un ordre logique ou, à défaut, des indications de continuité « configurant » une trame narrative. Dès lors, nul ne s’étonnera que Claudio Morandini fasse un recours constant à un procédé rhétorique : celui de l’accumulation nominale de « choses », de « bêtes », souvent les plus hétéroclites… comme quand il évoque une inondation lors de laquelle, du haut de son toit, il voit défiler… la création : « des vaches celles de montagne, blanches et noires. Elles ont dû tomber d’un pâturage, l’eau du torrent a dû les emporter. Elles ont tellement gonflé sur ces centaines de kilomètres qu’elles ressemblent à d’énormes crapauds. Puis d’autres bêtes plus fines… [….] je vois passer des tonneaux, des cuves, des barattes, des hottes, des bancs, ceux creusés dans des troncs pour les aires de pique-nique, puis des chalets entiers… » (« La montagne, toujours »).
Le monde, ici, n’est guère que chaos de formes, dans une pyrotechnie de notations saisies par le regard (intérieur ?), par les sens (abusés ?) d’un personnage (contemporain : il possède un « portable ») sans ancrage historique précis, sans biographie autre que son patronyme, Cosimo Peragalli. De celui-ci, le lecteur suit le vague parcours « existentiel » depuis cet instant de fin d’adolescence où il décide de fuir la montagne natale, les parents, la famille, par amour de… la plaine, de l’absence de relief du « delta » ! Peragalli semble toutefois exercer une profession, celle d’un enseignant aux prises avec des élèves qui tantôt relèvent de la zoologie, tantôt de… l’aérostation !
Aérostation ? En effet, ce roman semble placé sous le signe, sous une saturation de signes, tant la toile des synonymes y est « gonflée », par un imaginaire « à toute profondeur » du soulèvement, de la flatulence, de la bouffissure, de la… météorisation, de la tuméfaction ; bref, de l’exagération ludique, comique, pour ne pas dire surréaliste, onirique à coup sûr, de figures improbables de l’expansion. Une narration qui, en tout cas, s’élève bien au-dessus de la perception du monde vers les éthers de l’hallucination.
L’enfance, tout d’abord, puisque Choses, bêtes, prodiges peut aussi apparaître comme un (contre-) roman de formation. « Chez ma grand-mère » conte les mésaventures de Cosimo qui, gardé par une grand-mère qui fume chaque matin son cigare, fait l’expérience d’une gastronomie à base d’immondes insectes, d’escargots, de cloportes métamorphosés, grâce à une alchimie ancestrale en sauce pour les pâtes, dévastatrice pour l’intestin ; quant aux plantes récoltées dans la mystérieuse montagne par cette grand-mère herboriste, telle la chicorée, l’enfant note qu’elle « faisait presque instantanément gonfler mon ventre et fermentait dans mon intestin, déclenchant des pets sonores » ; ensuite, une adolescence marquée par un attrait pour le piano, pour la poésie, mais surtout par la dilatation physique de Cosimo, et le titre du chapitre qui rend compte de cette phase « existentielle » indique clairement que « Les pianistes obèses n’existent pas » ! Même si c’est cette dilatation florissante qui lui vaut son pouvoir de séduction sur les femmes : celles-ci malaxant à l’envie ses bourrelets et jurant, par un amour fusionnel, vouloir, à leur tour, s’étoffer, désireuses d’affoler les balances pour lui ressembler. 
Adulte, devenu enseignant, il prétend vouloir inculquer quelque concept dans la tête de ses élèves et interroge, dans la classe, l’un d’entre eux : Mantovani. Terrifié, celui-ci « blanchit, ses lèvres prirent une teinte violacée. […] J’observais les veines de son cou prendre du relief[…] son abdomen se dilater, son torse se distendre ». Bientôt, Mantovani entre en lévitation avant de fuir son persécuteur en s’envolant par la fenêtre (« Le point d’interrogation »). Les manifestations de cet onirisme des corps qui se dilatent, qui exsudent, qui se soulèvent, trouvent une traduction hallucinée, fantastique, dans l’épisode « Sur les toits d’ardoise », où, en compagnie d’inconnus qui rôdent sur les toits de la ville, Cosimo participe à l’observation de formes informes, translucides, vaguement sphériques qui, dans la nuit fuligineuse, surgissant de la souche des cheminées, se dilatent jusqu’à recouvrir le monde et à phagocyter dans un brouillard gluant les observateurs dont lui-même….
Ce commentaire pourrait donner à penser que Claudio Morandini dans ses œuvres vérifie les propos de Guido Mazzoni sur la « nature » du roman – et ce n’est pas là une critique : « Le roman est devenu, à l’époque moderne, le genre où l’on peut raconter n’importe quelle histoire de n’importe quelle manière » (« Conversation avec Guido Mazzoni », Revue italienne d’études françaises 1-2012, sur son livre Teoria del romanzo, Bologna, Il Mulino, 2011). Mais il ajoute aussitôt : « Les deux éléments qui caractérisent le roman en tant que genre sont la forme narrative et l’anarchie mimétique, c’est-à-dire la capacité d’englober tout contenu et tout style. De manière homogène ou hétérogène, linéaire ou complexe, les textes que l’on appelle « romans » racontent, de toute façon, une histoire. » Et il a, croyons-nous, raison car Choses, bêtes, prodiges « raconte » aussi une histoire. Celle d’un personnage mythopoïétique fantasmatique qui refuse le monde comme objet, créé par la perception hic et nunc, qui manifeste dans le plus grand désordre son incapacité à démêler les fils du rêve dans le tissu de la vie (la toile d’araignée est une image récurrente), qui dit son appartenance essentielle au monde de l’enfance où l’anarchie entre choses, bêtes et prodiges transmute ceux-ci en autant de supports interchangeables pour leur investissement par l’imaginaire.
Mais bien sûr, comme Choses, bêtes, prodiges relève de l’apparence et du jeu, les deux derniers chapitres, « La mort » et « À suivre », donnent à lire une volonté de relative mise en ordre de ce chaos d’images, par une réflexion, qui teinte au demeurant tout l’ouvrage, celle de la filiation, celle du désir de tendresse, d’un « être avec qui » se trouvera largement explicité dans un ultime dialogue entre le narrateur et Ida, sa petite fille. L’apparition finale d’Ida traduit une poétique sensible de la relation que le récit filigrane continûment, délicatement. Ida au sujet de qui son père dit : « Tu étais attirée par les fleurs, les insectes, les cailloux, les empreintes, les ombres graciles. Parfois tu montrais longuement quelque chose qui n’existait pas, mais qui aurait pu exister. » Des choses, des bêtes, des prodiges.
Une telle lecture a peu à voir avec un autre livre venu d’Italie et paru simultanément, de Niccolo Ammaniti. De la part d’un écrivain ayant commencé sa carrière dans le groupe « Gioventù cannibale » (mouvement littéraire marqué, dans les années 1980, par une volonté de radicalité dans l’expression de la violence pure, dans la contestation anti-sytème de l’ordre bourgeois en Italie), il atteste d’un retour à la convention romanesque dans l’air du temps, fût-ce en termes ironiques. La vie intime apparaît comme le support tout indiqué pour une adaptation cinématographique ou plutôt d’un téléfilm grand public : sex-tape, mise en danger de la réputation d’un Premier ministre italien par le chantage apparemment perpétré sur sa respectable épouse – à cause d’un film pornographique tourné, par elle, ivre, au cours d’une nuit estivale de sa jeunesse, sur un voilier de luxe au large des îles grecques (!) ; une femme devenue l’épouse du « Premier », comme la presse italienne qualifie tout chef de gouvernement depuis le règne de Silvio Berlusconi, une femme « évaluée » par la presse people internationale comme « la plus belle femme du monde », etc.
On accordera une nette préférence à l’univers onirique, fantastique, humoristique de Morandini et de son personnage quelconque, saisi dans sa singularité énigmatique, dans l’indécidabilité de sa relation au monde, tout simplement parce qu’il manifeste un pouvoir essentiel de la littérature, celui de dire le différent, celui d’inventer des mondes possibles, celui de traverser les apparences et ce, sans pour autant affirmer que Choses, bêtes, prodiges soit une totale réussite car le lecteur peut ressentir une certaine lassitude dans la répétition quelque peu mécanique des procédés d’accumulation.

(Philippe Daros, En Attendant Nadeau)

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